Rarement, peut-être jamais, une scène de sport n’avait autant ressemblé à une scène de théâtre. Ce week-end, le gigantesque central de Flushing-Meadows a vibré en deux occasions aux jeux, de scène donc, de deux acteurs exceptionnels du tennis. Novak Djokovic et Serena Williams ont joué au tennis, mais surtout joué un rôle de gestes et d’actes peu commun, favorable au premier, défavorable pour l’autre.
L’importance de l’évènement et la grandeur du lieu ont forcément commandé leur manège. Alors que son légendaire adversaire, Roger Federer, chouchou de 99 % des 20 000 spectateurs de l’arène, allait évidemment l’enterrer en servant à 40-15 et 5-4 dans le 5e set de la demi-finale, le Serbe a tenté le coup de poker le plus improbable de sa carrière en retournant cette première balle de match à une vitesse prodigieuse, clouant le Suisse sur place et laissant le public béat de stupéfaction. Djokovic a alors entamé une sorte de dialogue muet avec les spectateurs, levant les bras, souriant, implorant presque leur sympathie. A cet instant, le joueur ne l’était évidemment plus. Je suis persuadé que Djokovic venait de comprendre le parti à tirer de ce petit miracle sorti de sa raquette. En quelques secondes, son talent scénique lui permettrait d’abord emporter une adhésion populaire qu’il ne parvient pas à susciter depuis des années. C’était déjà ça de fait même si la défaite était toujours aussi proche avec une deuxième balle de match à venir pour le Suisse. Restait évidemment à écarter le principal danger, Federer…
Djokovic, acteur et improvisateur…
Et tout Federer qu’il est, tout meilleur joueur de tous les temps que la postérité lui a déjà brodé sur le bandeau, tout quintuple vainqueur à New-York qu’il demeure, l’homme est désormais un mari, un père de famille, une légende vivante et en même temps celui qui avait déjà craqué douze mois plus tôt face au même diable dans des conditions presque similaires (deux balles de match et défaite)… Et quand on sait que l’autre sait que l’on sait… Le coup droit invraisemblable d’audace de Djokovic ajouté à sa comédie de pseudo-perdant a brisé définitivement le mental de Federer qui redevenait témoin de sa propre perte. « Djoko » venait de renverser le cours de la pièce, de la réécrire, d’en ajouter une nouvelle fin.
Serena joue et sur-joue…
Le lendemain, au même endroit, Serena Williams a surjoué elle-aussi. Hurlant d’un cri bestial sa jouissance au début de son deuxième set face à l’Australienne Sam Stosur dans le même temps qu’un revers gagnant, l’Américaine s’est vue immédiatement sanctionnée d’un point de pénalité par l’arbitre, une jeune femme à l’aspect aussi frêle et doux que son autorité tranchée. Surprise totale de la surpuissante ancienne numéro un mondiale, hésitante dans un premier temps quant à la conduite à tenir après cette humiliation subie devant son public acquis férocement à sa cause le jour-même du dixième anniversaire du 11 septembre 2001… Serena prend donc une résolution, pas celle de la résignation.
Elle se cabre, s’adresse avec véhémence à Eva Asderaki, raquette tendue vers la chaise comme une épée. Au changement de côté, ce sont des paroles menaçantes qui s’envolent de sa bouche « Ce n’est pas vous qui m’avez baisée la dernière fois ? vous êtes une loseuse, si vous croisez mon regard dans le couloir du vestiaire, je vous conseille de regarder ailleurs… » Comme Djokovic, l’ancienne numéro 1 mondiale est entrée dans un rôle, délibérément, sans naturellement l’avoir préparé. L’improvisation lui est venue dans un contexte soudainement transformé par un fait inattendu, en dehors du jeu. Serena a bien sûr, elle le savait en agissant de la sorte, voulu inverser une tendance du match qui lui échappait en tentant de s’approprier une force supplémentaire à son salut. Serena, en fait, et en vieille routière des courts, s’adressait indirectement par son attitude à son adversaire, absolument sans reproche lors de l’incident : « Ma petite, je ne me laisserai pas faire et tu vas aussi subir mon courroux, comme cette infamante arbitre !… » Manqué. Stosur, à la personnalité aussi effacée que l’est celle, hypertrophiée, de Serena, décide de conserver sa ligne de modestie. Elle ne s’invente pas un rôle, et décide d’ignorer, d’expulser, de ventiler aux quatre coins du court la furie de la prima donna. Et gagne.
De ces deux actes, manqués ou pas, Bertolt Brecht, le dramaturge, penseur du théâtre et des acteurs, et enfin décortiqueur des comportements humains, se serait fait du miel et sans doute écrié « Même le plus petit acte, simple en apparence, observez-le avec méfiance.« …