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Cassius, Muhammad, Clay, Ali, plus que de la boxe… (10)

Un peu de la légende de Muhammad Ali (1942-2016) dans mon livre « L’Argent dans le sport (Flammarion, 2004) :

« Ali aura certainement au bout du compte revivifié la légende de l’Amérique. Les croisades humanistes de ce Muhammad Ali désintéressé auraient pu faire écrire à Jean-Jacques Rousseau : « On a de tout avec l’argent, hormis des cœurs et des bons citoyens. »

 

« A peine revenu d’Afrique, tout juste sorti du bureau ovale à la Maison Blanche, Ali a entamé un stupéfiant périple qu’aucun boxeur ne s’était offert. L’appétit de Don King – maintenant chevillé aux gants d’or du phénix – pour toute forme d’argent digestible transporte Ali sur les cinq continents. « Je boxerai n’importe où, en Chine, en U.R.S.S, ou même sur la lune si on me donne de l’argent », mugit Ali. L’argent, non seulement on lui en donne, mais on le lui envoie sur des tapis rouges.

« Maintenant, ce sont les pays, les états, les gouvernements qui traitent avec le dieu de la boxe.« 

Avant Ali les mécènes, les businessmen, les journaux les ducs ou barons, la canaille enrichie, piochaient dans leurs caisses pour s’offrir les Sullivan, Dempsey et autres Louis. Maintenant, ce sont les pays, les états, les gouvernements qui traitent avec le dieu de la boxe. « Après le Zaïre, Herbert acceptera des rencontres similaires parrainées par les gouvernements de Malaisie et des Philippines, tandis que six autres nations au moins nous feront des offres. » se réjouit Ali. Herbert Muhammad, dans l’ombre de King mais toujours présent et à l’affût de pourcentages, prend donc son obole.

A Kuala Lumpur, en Malaisie pour l’occasion de la troisième défense du titre de leur poulain contre Joe Bugner, on butine gentiment un pot de miel d’un million cinq cent mille dollars. King et Herbert Muhammad qui avaient compris que Foreman, anéanti par son naufrage de Kinshasa, ne voulait pas d’une revanche, ils organisent une ahurissante conférence de presse une petite demi-heure après le combat de Kuala Lumpur. Joe Frazier a fait le déplacement et s’approche de l’estrade d’Ali qui vient d’annoncer qu’il va se retirer des rings. Le dialogue bien mis au point par les managers s’engage entre les deux hommes :

Ali : C’est mon dernier combat, Joe, cette fois tu arrives trop tard. Y en a ici qui ont envie de me voir combattre contre Joe Frazier ? (La foule répond : Ouiiii, Ali-Frazier ! Ali-Frazier !)

Frazier : Pas question que tu te retires. Tu as autant besoin de moi que j’ai besoin de toi.

Ali : Tu pars battu d’avance. Si on se rencontre, personne n’ira parier sur toi ; personne n’ira parier sur un Baptiste pour dérouiller un Musulman.

Frazier : C’est simplement parce que les gens sont bouchés. Ils se laissent avoir par ta grande gueule. Question fric, c’est pareil, t’es une grande gueule !

Ali : Tu veux qu’on fasse un marché ?

Frazier : Tout ce que tu veux, c’est d’accord.

Ali : Je vais te dire ce qu’il y a à la clé de notre combat : pour moi six millions de dollars et pour toi deux millions. Si tu me bats, je te donne un million sur ma bourse, et si c’est moi qui te dérouille…

Frazier : …Je te donne un million de ma poche. D’accord. Et maintenant, va dire à ton manager et à tes avocats de coucher tout ça par écrit, exactement comme on vient de le dire.

Une voix dans la foule : C’est vraiment décidé ?

Don King : C’est décidé.

Ali : Gare au gorille à Manille, cette fois je l’étrille et je le bousille !

Le « Thrilla in Manilla » (L’étrille à Manille) du 30 septembre 1975 rejoint dans le délire le « Rumble in the Jungle ». Le plus incroyable est que le match atteint des sommets, Ali et Frazier se donnent à fond et au-delà encore. Les témoins sur place,  au Garden de New-York par écran géant interposé, ou éparpillés par le pay-per-view (deux millions de dollars de recettes), hurlent leur bonheur ou leur effroi. Ali qui l’emporte après une démentielle guerre de coups dira : « J’ai vu la mort… »

Ali Frazier Manille

Le président despote Ferdinand Marcos copie Mobutu en arrachant les millions de dollars sur les finances nationales. Quatre vont s’empiler sur le compte d’Ali qui devient le sportif le plus riche de l’histoire. Don King ne sait plus ou donner de la tête pour rendre les combats crédibles tant les sommes proposées de tous côtés sont stupéfiantes.

La fin de carrière du « plus grand » s’apparentera à une interminable et souvent pathétique tournée d’adieux.

King, sans aucune pitié pour la santé de son faiseur d’or, y accumulera une fortune incomparable, prolongée bien après lui. Ali, rongé par les pilleurs de tous bords – Black Muslims, fisc, pensions alimentaires – ne jettera l’éponge qu’après avoir épuisé sa dernière goutte de sève.

Alors que sa maladie – un syndrome – de Parkinson est prégnante depuis plusieurs années, il perd son titre, le reconquiert et le cède définitivement en 1978. Les combats de trop il les livre, à trente huit et trente neuf ans, le corps enveloppé par des kilos qu’il ne plus comprimer. D’abord le 2 octobre 1980 contre Larry Holmes, pour huit millions de dollars, soit en une apparition le sixième des gains accumulés en vingt ans. Ses problèmes d’élocution et sa difficulté à se mouvoir sont manifestes.

Qu’importe. Pour prolonger la pompe à fric tant que faire se peut, le machiavélique Don King a enterré le rapport médical qui livrait l’inquiétant diagnostic dès 1977 : un net amoindrissement des réflexes du champion. Son ancien sparring-partner ne l’humilie pas en lui évitant un KO que tout autre lui aurait infligé. Une défaite – la cinquième en soixante et uns combats professionnels – contre Trevor Berbick referme le rideau sur la plus légendaire carrière d’un sportif ganté.

La maladie et la gloire éternelle

C’est peut-être sous ces derniers coups encaissés le 11 décembre 1981 que la maladie qui se déclarera sans équivoque en 1984 s’est irrémédiablement propagée dans son corps.

Ali dernier combat Berbick 11 decembre 1981

Ali combat ce nouvel adversaire  par sa volonté coutumière.

L’Amérique, en mal de symboles et oublieuse des flèches qu’elle lui avait plantées aux heures sombres du Vietnam, l’installe sur un piédestal aux Jeux Olympiques d’Atlanta en lui faisant allumer la flamme. Le geste du champion secoué par le tremblement, mais debout et digne, soulève une émotion sans égal. Plus fervent que jamais, Ali lutte pour la cause religieuse, l’enfance déshéritée, la recherche médicale. Sans aucune plainte à l’égard de sa souffrance qu’il affecte de réduire au prix de ses fautes.

Ali reçoit de G. Bush la médaille de la liberté en 2005
Ali reçoit des mains du président George W. Bush la médaille de la Liberté en 2005.

Ali aura certainement au bout du compte revivifié la légende de l’Amérique. Les croisades humanistes de ce Muhammad Ali désintéressé auraient pu faire écrire à Jean-Jacques Rousseau : « On a de tout avec l’argent, hormis des cœurs et des bons citoyens. » »

Joe Frazier, les mots qui tuent…

C’était le temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître… Celui du début des années 60 d’une Amérique où Cassius Clay réinventait la boxe et la dialectique du sport. Trop fort, trop beau pour un noir au pays du Ku-Klux Klan. Cassius devient Muhammad Ali et la guerre est déclarée. Le champion du monde noir est déchu par les champions du monde blancs du racisme. Le vrai combat commence… Ali n’est plus rien à l’orée des années 70, plus aucun état américain ni quelque autre pays étranger ne veut le voir entre quatre cordes. Il lui reste sa gueule, immense. Il aperçoit celle de Joe Frazier, son successeur sur le trône des poids lourds, le seul qui compte.

Frazier est une bête, un monstre de muscles et de méchanceté, comme jamais vu sur un ring. Un autre noir, idéal à défier et surtout à battre parce qu’il représente selon Ali la figure de l’esclave moderne, pire encore que l’ancien car à la solde morale cette fois-ci des exploiteurs blancs. Et l’odeur de l’argent

La série de leurs trois affrontements en quatre ans (1971, 1974 et 1975) demeure sans doute la plus paroxystique démonstration d’excès en tous genres de l’histoire du noble art. Plus que la violence inouïe des coups et les millions déversés, c’est l’affrontement verbal d’une invraisemblable virulence qui marque ce tryptique. Et Frazier ne s’en remettra jamais vraiment. Jusqu’à sa mort la nuit dernière, Smokin’ Joe a invariablement ressassé les mots qu’Ali lui avait jetés avant, pendant et après leurs combats : « Tu es un gorille » ou « tiens, voilà ce jab pour toi, Oncle Tom« …

Frazier à Ali : « Ouais, ils croiraient qu’on est copains. Ca serait mauvais pour les recettes. »

L’histoire de ces affrontements en avait pris un sacré coup quand Ali avait révélé (et que j’avais reprise dans mon livre « Le Sport et l’Argent, Flammarion, 2004) dans son autobiographie « The Greatest » que les deux hommes avaient bien préparé leur « teasing », en se remémorant un de leurs dialogues alors qu’ils finissaient une virée incognito dans la Cadillac de Frazier

« Frazier : Je vais m’arrêter, te déposer.

Ali : Vaut mieux qu’on nous voie pas trop ensemble, tu sais.

Frazier : Ouais, ils croiraient qu’on est copains. Ca serait mauvais pour les recettes.

Ali : Ouais, Y a personne qui va payer pour voir deux copains. »

Mais Ali, d’après Frazier, était allé trop loin. Dans un documentaire saisissant datant d’il y a seulement quelques années, l’on s’était rendu compte de l’incroyable ressentiment vécu par Frazier, déjà atteint par la maladie, à l’encontre de son ancien adversaire. A qui il ne pardonnait toujours pas d’avoir franchi les limites, pas celles de la force, mais pire, celles de l’humiliation… Quand les mots sont plus forts que les coups…