C’était le temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître… Celui du début des années 60 d’une Amérique où Cassius Clay réinventait la boxe et la dialectique du sport. Trop fort, trop beau pour un noir au pays du Ku-Klux Klan. Cassius devient Muhammad Ali et la guerre est déclarée. Le champion du monde noir est déchu par les champions du monde blancs du racisme. Le vrai combat commence… Ali n’est plus rien à l’orée des années 70, plus aucun état américain ni quelque autre pays étranger ne veut le voir entre quatre cordes. Il lui reste sa gueule, immense. Il aperçoit celle de Joe Frazier, son successeur sur le trône des poids lourds, le seul qui compte.
Frazier est une bête, un monstre de muscles et de méchanceté, comme jamais vu sur un ring. Un autre noir, idéal à défier et surtout à battre parce qu’il représente selon Ali la figure de l’esclave moderne, pire encore que l’ancien car à la solde morale cette fois-ci des exploiteurs blancs. Et l’odeur de l’argent
La série de leurs trois affrontements en quatre ans (1971, 1974 et 1975) demeure sans doute la plus paroxystique démonstration d’excès en tous genres de l’histoire du noble art. Plus que la violence inouïe des coups et les millions déversés, c’est l’affrontement verbal d’une invraisemblable virulence qui marque ce tryptique. Et Frazier ne s’en remettra jamais vraiment. Jusqu’à sa mort la nuit dernière, Smokin’ Joe a invariablement ressassé les mots qu’Ali lui avait jetés avant, pendant et après leurs combats : « Tu es un gorille » ou « tiens, voilà ce jab pour toi, Oncle Tom« …
Frazier à Ali : « Ouais, ils croiraient qu’on est copains. Ca serait mauvais pour les recettes. »
L’histoire de ces affrontements en avait pris un sacré coup quand Ali avait révélé (et que j’avais reprise dans mon livre « Le Sport et l’Argent, Flammarion, 2004) dans son autobiographie « The Greatest » que les deux hommes avaient bien préparé leur « teasing », en se remémorant un de leurs dialogues alors qu’ils finissaient une virée incognito dans la Cadillac de Frazier
« Frazier : Je vais m’arrêter, te déposer.
Ali : Vaut mieux qu’on nous voie pas trop ensemble, tu sais.
Frazier : Ouais, ils croiraient qu’on est copains. Ca serait mauvais pour les recettes.
Ali : Ouais, Y a personne qui va payer pour voir deux copains. »
Mais Ali, d’après Frazier, était allé trop loin. Dans un documentaire saisissant datant d’il y a seulement quelques années, l’on s’était rendu compte de l’incroyable ressentiment vécu par Frazier, déjà atteint par la maladie, à l’encontre de son ancien adversaire. A qui il ne pardonnait toujours pas d’avoir franchi les limites, pas celles de la force, mais pire, celles de l’humiliation… Quand les mots sont plus forts que les coups…